Les APE (accords de partenariat économique) qui sont des accords de libre-échange visant à développer le commerce entre l’Union européenne (UE) et les pays des continents dits ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) contribuent à fragiliser la souveraineté alimentaire des pays ouest-africains, sans garantir non plus un revenu décent aux paysannes et paysans des pays Européens.
Depuis les indépendances des colonies africaines (principalement françaises, anglaises et portugaises), l’UE a décidé de maintenir des relations étroites avec ces pays. Cela passe par la signature d’accords de coopération censés favoriser le développement, comme la convention d’association des ex-colonies à la communauté naissante (1957) de Yaoundé (1963, 1969) puis de Lomé (1975-2000). Avec ces accords, l’UE accepte d’importer sans droit de douane l’essentiel des produits agricoles africains.
Cela ne plaît cependant pas à tout le monde. Dans les années 1990, des pays producteurs de bananes d’Amérique latine accusent l’UE de discrimination, expliquant qu’il n’est pas juste qu’ils aient à payer des droits de douane pour exporter vers l’UE. La différence de traitement entre pays est en effet bannie par l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce). L’UE négocie dès lors de nouveaux accords supposés compatibles avec le droit de l’OMC (accès libre au marché de l’UE contre accès libre au marché des pays ACP, en dépit des disparités de productivité).
Dans cette lignée, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et l’UE ont conclu en février 2014 un accord de principe après dix années de discussions. Cependant, certains pays n'ont pas encore ratifié cet accord, comme le Nigéria qui représente à lui seul plus de la moitié de la population de l’Afrique de l’Ouest et 72 % du PIB de la région. Le Nigéria a une industrie naissante qui exporte vers les autres pays de la sous-région et l’Association des industriels du Nigéria s’est donc associée aux organisations paysannes et ONG pour refuser l’APE. En conséquence, car certains pays ont seulement signé, et non ratifié cet accord, il est pour l’instant toujours bloqué et ne peut entrer en vigueur. En attendant, seuls deux pays, la Côte d’Ivoire et le Ghana, ont conclu en 2016 des accords dits “intérimaires” qui sont actuellement en vigueur. Lorsque l'accord de partenariat économique global aura été ratifié par les autres pays, ceux-ci seront remplacés.
Les défenseurs de ces APE soutiennent que les consommateurs des pays africains ont tout intérêt à pouvoir se nourrir au plus bas prix avec des produits importés d’Europe. En réalité, ces accords servent surtout les intérêts de quelques secteurs agro-exportateurs (puissants en Côte d’Ivoire et au Ghana en particulier) et de l’UE qui peut désormais exporter sans droit de douane.
Les APE entraînent un dumping en rendant les produits européens plus concurrentiels sur les marchés africains, car souvent moins chers que les produits locaux du fait de différences de productivité et du soutien public dont ils bénéficient. Ils mettent ainsi en concurrence la zone économique la plus riche du monde avec une des régions les plus pauvres : en effet, seuls 6 % des produits ouest-africains sont plus compétitifs que ceux de l’Union européenne. Cela a de nombreuses conséquences négatives pour les pays d’Afrique de l’Ouest.
Tout d’abord, les APE engendrent une très forte baisse des recettes fiscales pour les pays africains, avec une perte qui atteindrait un cumul de 28 milliards d’euros en 2035 pour la seule l’Afrique de l’Ouest d’après l’expert de SOL, Jacques Berthelot. Cette forte baisse des recettes fiscales réduit les ressources disponibles pour l’éducation, la santé, le soutien aux agriculteurs et à la protection de l’environnement. Signataire depuis 2016 d’un accord de partenariat économique avec l’Union européenne, le Cameroun a vu par exemple ses recettes douanières s’effondrer. En trois ans, les finances du pays ont cumulé des pertes s'élevant à 10,6 milliards de francs CFA (16 millions d’euros), d’après le chargé d’études à la Division de la législation à la direction générale des Douanes du pays.
Ensuite, les agriculteurs ne peuvent pas concurrencer les agriculteurs européens largement subventionnés par la Politique agricole commune (Pac). Les subventions annuelles Pac pour des produits alimentaires exportés vers l’Afrique de l’Ouest – qui ont été de 235 M€ en 2019 pour les produits laitiers, de 205 M€ pour les céréales et préparations, de 97 M€ pour la viande de volaille et préparations (hors œufs) via les subventions aux aliments consommés par les volailles – ont réduit fortement la compétitivité des produits alimentaires régionaux et provoqué beaucoup de pertes d’emplois et d’absence d’avenir pour les jeunes.
Les APE menacent ainsi les revenus des paysannes et paysans des filières locales. Cela touche plus largement toute la population ouest-africaine, en enracinant les habitudes de consommation de produits importés - poudre de lait, pain à base blé, morceaux de volailles à bas prix - s’opposant à la perspective de souveraineté alimentaire dans la région.
Les APE sont une perpétuation, sous de nouvelles formes, d’un système de prédation économique qui entretient la pauvreté. Cela montre à quel point il est urgent de sortir de la vision d’une Europe dont la mission serait de « nourrir le monde », qui justifie un modèle agricole productiviste, lourd de conséquences sociales et environnementales. La faim étant un problème de pauvreté et de distribution des ressources, l’importation de produits européens bon marché, qui ne crée que très peu de valeur localement, ne peut pas être une solution, de même que les projets agroindustriels qui font fi des impacts sociaux, sanitaires et environnementaux.
Il faudrait au contraire soutenir les productions locales ouest-africaines ainsi que leur commercialisation à des prix rémunérateurs pour les producteurs et accessibles pour les consommateurs. Cela ne peut se faire qu’avec le soutien de politiques publiques concertées, de subventions adaptées et des règles de marché équitables entre les pays.
La Cedeao, créée en 1975, a notamment pour objectif de favoriser le libre-échange entre les pays ouest-africains dont les conditions de production sont comparables, ce qui sur le papier pourrait tendre vers une souveraineté alimentaire de la région. Malgré tout, les produits issus de la zone restent souvent bien plus onéreux que les produits importés, en particulier à cause des taxes prélevées sur la route. Ainsi, un camion transportant des tomates depuis le Burkina Faso jusqu’au Ghana paie dix fois plus aux points de contrôle qu’un camion transportant du riz importé entre ces deux pays.
Il est possible d’imaginer d’autres politiques économiques et agricoles susceptibles de favoriser la souveraineté alimentaire au lieu de rendre les pays d’Afrique dépendants des importations : une politique protectionniste à l’image de ce qu’ont fait et continuent de faire toutes les grandes puissances vis-à-vis de leur agriculture, un soutien aux industries naissantes avec une prise en compte des contraintes environnementales, un prix minimum de soutien aux agriculteurs, des programmes pour favoriser une consommation locale… Cela va bien entendu de pair avec une transition vers des modèles d’agriculture durables, locaux et résilients (agroécologie, agroforesterie, etc.) et un accompagnement des acteurs des filières agricoles en accord avec ces systèmes.
Bénin Europe gagnant-gagnant from Tv Bruits on Vimeo.
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