Initié en octobre 2014 par des activistes et acteur·rice·s de la société civile européenne et nord-africaine, le projet Alarmphone permet de déclencher et suivre des opérations de sauvetage en mer. Il s'agit plus exactement d'une ligne téléphonique d'urgence à destination des personnes se retrouvant en situation de détresse pendant une traversée de la mer Méditerranée, comme il l'est expliqué sur leur site internet. La crise sanitaire a eu un fort impact sur la situation des personnes en migration, ce qu'ont pu constater Anna, Camille, Solène et Sophia qui ont participé à maintenir le numéro en service durant la pandémie.
Alarm Phone est un numéro d’urgence pour toute personne en détresse en mer, destiné à déclencher ou accompagner des opérations de sauvetage. Le réseau est constitué d’environ 200 militant.e.s qui vivent des deux côtés de la Méditerranée qui se relaient 24h/24 et 7 jours /7 afin que le numéro soit toujours en service.
Le projet a été initié en 2014 par des activistes et acteur.rice.s de la société civile européenne et africaine face aux situations dramatiques qui ont lieu en mer, dans trois principales régions : en mer Egée (entre la Turquie et la Grèce), en Méditerranée centrale (départs de la Libye et de la Tunisie vers l’Italie ou Malte) et en Méditerranée occidentale (départ du Maghreb vers l’Espagne). Ces derniers mois, notre réseau est également très impliqué le long de la route atlantique des Canaries et a également pu être sollicité sur des situations de détresse à la frontière terrestre gréco-turque.
Porté.e.s par la volonté de défendre l’égalité des droits et le droit à la liberté de mouvement pour toutes et tous, le réseau se mobilise en temps réel pour donner l’alerte, suivre les opérations de sauvetage et documenter chaque traversée dont nous avons connaissance.
Notre engagement est donc double. D’abord, il s’agit d’informer les garde-côtes compétents, avec l’accord des personnes en détresse. Si ces derniers n’agissent pas suffisamment rapidement ou refusent de prendre leurs responsabilités – ce qui malheureusement arrive régulièrement comme le montre les différents rapports et témoignages que nous diffusons sur notre site -, nous alertons l’opinion publique afin d’exercer une forme de pression sur les autorités responsables. En parallèle, nous tentons d’alerter les navires ou cargos privés se trouvant à proximité du navire en détresse. Le droit de la mer est limpide : tout bateau informé d’un navire en détresse à proximité se doit de lui porter assistance !
Notre deuxième objectif est de documenter ce qui se déroule en Méditerranée. Face aux contre-vérités proférées par de nombreux.euses dirigeant.e.s politiques, mais également face à l’absence de données précises sur le nombre de personnes traversant la mer, souvent au péril de leur vie, le travail de collecte de données et de témoignages, la réalisation de chronologies suite aux naufrages dont nous sommes témoins, ainsi que des rapports réguliers sur nos activités, sont un moyen de ne pas laisser invisibles les politiques du laisser-mourir en Méditerranée. Le réseau participe ainsi à un travail de mémoire collective et accompagne dans la mesure du possible certaines familles en recherche de réponses quant au destin de leurs proches disparu.e.s.
Ce que nous défendons avant tout, c’est la liberté de mouvement et l’égalité des droits, ce qui implique un changement radical des politiques migratoires. Toutes ces morts pourraient être évitées ! Il n’y a pas de fatalité en Méditerranée : ce qui se passe relève d’un choix assumé de nos dirigeant.e.s politiques : le choix de laisser mourir des personnes en mer et de les renvoyer dans des pays qu’elles tentent désespérément de fuir.. C’est criminel !
Depuis 20 ans, nous assistons à une militarisation des routes migratoires. Nous le savons, cela n’a fait qu’augmenter le nombre de morts et de personnes traumatisées sur les routes migratoires. Loin d’avoir tari les parcours migratoires, cela n’a fait que forcer les personnes en migration à se tourner souvent vers des individus peu scrupuleux qui ont fait de cette situation un business. Les réseaux de trafic d’êtres humains sont un symptôme des politiques de fermeture des frontières pour celles et ceux que l’Europe et ses États membres considèrent comme « indésirables ».
Ces politiques ne sont pas immuables ! Nous pouvons changer notre rapport à la migration, notre regard et nos politiques. Après tout, la politique des visas n’a qu’entre 20 et 30 ans… Par notre action, nous souhaitons accompagner la mobilité des personnes migrantes, participer à ce mouvement d’ouverture et prôner un espace euro-méditerranéen de solidarité mutuelle, où les frontières seraient des ponts et non pas des murs.
Depuis 2015, nous sommes témoins d’un violent et constant durcissement des politiques et des pratiques dans la région. Nous documentons des violations massives des droits des personnes, des attaques contre les bateaux des personnes en migration perpétrées par les autorités censées les secourir, des refoulements illégaux par des flottes secrètes ou des navires marchands, ainsi que l’interception de milliers de personnes et leur renvoi vers des endroits qu’elles tentaient de fuir. Nous recueillons souvent impuissant.e.s, les témoignages de personnes emprisonnées dans les pires conditions et écoutons des voix agonisantes avant que la mer ne les emporte définitivement.
Avec la crise sanitaire, ce sont de nouvelles situations insoutenables auxquelles nous avons assistées. D’abord le choix par la Grèce, le 1e mars 2020, d’annoncer la suspension temporaire de la procédure d’asile à ses frontières et le refoulement automatique des personnes vers la Turquie. Contraire à tous ses engagements internationaux, la Grèce opère des refoulements systématiques, toujours plus violents jusqu’à l’utilisation de tirs à balles réelles. Les 7 et 9 avril 2020, l’Italie et Malte déclaraient la fermeture de leurs ports prétendant qu’ils ne pouvaient plus être considérés comme des « endroits sûrs ».
Aussi, pendant la Covid, les Etats ont multiplié leurs pratiques illégales : la mise en place de hotspots[1] flottants aux larges des côtes italiennes (alors même que la Cour de cassation italienne a affirmé qu’un navire ne pouvait être considéré comme un endroit sûr car il ne respectait pas les droits fondamentaux des personnes secourues), de bateaux prisons au large des côtes maltaises, des refoulements vers la Libye par les autorités maltaises, directement ou par le biais de navires privés alors que les personnes migrantes étaient dans les eaux territoriales maltaises… Ainsi, plusieurs embarcations de personnes migrantes ont été laissées agonisantes à la dérive pendant de nombreux jours puis refoulées vers la Libye alors que la ville de Tripoli subissait des bombardements.
La présence de Frontex, l’agence européenne de garde-côtes et garde-frontières a été également renforcée et militarisée un peu partout : non pas pour sauver plus de vies, mais pour que les embarcations soient détectées au plus tôt et les personnes renvoyées d’où elles viennent.
La crise sanitaire a donc été le prétexte pour les États européens d’intensifier la répression des voyageur.euse.s. Face à ces stratagèmes étatiques, les personnes en migration ont continué à chercher des voies de passage, en continuant, par exemple, à emprunter des routes maritimes particulièrement mortifères, telle que la route occidentale vers les Canaries. Beaucoup de personnes qui ont tenté la traversée ont disparues ou été retrouvées mortes... Dans cette région, nous avons également été les témoins du développement de la route depuis l’Ouest de l’Algérie vers l’Espagne (mais également vers l’Italie). Beaucoup d’Algériens se déplacent, tentant d’échapper à la situation post-hirak, aux violences qui ont succédé le mouvement social de 2019, mais également les impacts économiques et sociaux de la crise sanitaire.
Loin d’assister à une diminution des traversées pendant la crise sanitaire, nous avons été les témoins du renforcement de pratiques et de politiques de rejet violent des personnes en migration, rendant d’autant plus périlleux le parcours de ces personnes.
La première difficulté que nous avons rencontrée a été l’impossibilité de se retrouver en tant que réseau. Nous organisons chaque semestre un temps de rencontre où nous continuons à nous former, à réfléchir sur nos actions, nos objectifs et notre fonctionnement. Ces moments sont précieux car ils permettent également de puiser dans l’énergie du collectif pour continuer nos actions quotidiennes.
Nos permanences s’appuient sur des outils en ligne, ce qui nous permet de maintenir le numéro en service sans interruption. Techniquement, nous n’avons donc pas rencontré de difficultés particulières liées à la crise sanitaire.
C’est humainement que notre quotidien a été bousculé. Nous avons l’habitude de nous retrouver toutes les quatre afin de faire les permanences ensemble. Être ensemble est important face à la distance qui nous sépare des personnes qui nous appellent. Ce sont les croissants apportés, les regards qui disent « je te soutiens, j’écoute » lors des appels avec les personnes en détresse, les discussions sur la manière d’agir, le café sans cesse mis en route et puis les verres une fois qu’une autre équipe d'Alarm Phone a pris le relais. Ces moments d’échanges qui suivent la permanence sont primordiaux. Ils permettent d’analyser ce qui s’est passé, mais aussi de lâcher certaines émotions qui ne peuvent s’exprimer dans l’urgence de l’action. Pour relâcher la tension, ce sont surtout les blagues qui fusent et les amitiés qui se nouent.
Pour faire face à l’isolement liée à la crise sanitaire, nous avons essayé de réinventer des espaces de discussions ; les messages vocaux échangés ont rarement été si nombreux ! On a utilisé des plateformes de visio-conférence sécurisées pendant la durée des permanences, chacune derrière son ordinateur et en même temps ensemble. Nous tâtonnons encore, comme beaucoup, mais nous avons pris conscience de l’importance du care dans nos actions. C’est un sujet de discussion qui revient régulièrement : comment prendre soin les unes des autres tout en respectant la diversité de nos besoins ? Nous avons d’ailleurs prévu un vrai temps d’échange sur le sujet en juillet : faire le point sur les difficultés que nous avons rencontrées, et puis puiser dans cette sororité – nous ne sommes pour le moment que des femmes* au sein de notre équipe – que nous construisons pour continuer notre action.
Anna, Camille, Solène et Sophia, Alarm Phone Paris (Alarmphoneparis@riseup.net)
[1] Ce sont des dispositifs mis en place pour gérer le contrôle des frontières européennes et empêcher tout accès au continent. Il se base sur une identification et un tri des personnes, juste avant ou directement après leur débarquement en les renvoyant, depuis ces lieux dans les ports de provenance, au détriment des conventions internationales et des droits fondamentaux des personnes.
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